Résumé
L'enquête de l'Ined auprès des "jeunes sans domicile ou en situation précaire" a permis de mieux connaître les conditions de vie de ces jeunes, leur état de santé, les difficultés d'accès aux soins qu'ils peuvent rencontrer, et les ruptures biographiques qui les ont conduits à cette situation.
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Les acteurs sociaux travaillant en France auprès des jeunes de la rue ont noté l'accroissement de leur nombre, de même que les associations et travailleurs sociaux, en première ligne pour la lutte contre la pauvreté, ont attiré l'attention depuis plusieurs années sur le nombre croissant de jeunes pris en charge par leurs services d'aide. Il en est de même dans d'autres pays occidentaux, par exemple aux USA et au Royaume-Uni. Mais l'attention s'est surtout portée sur les jeunes occupant l'espace public à partir du moment où des municipalités festivalières puis estivalières ont émis des arrêtés "antimendicité" en grande partie dirigés contre (ou justifiés par) les groupes de jeunes faisant souche dans les centres-villes et pratiquant une mendicité jugée agressive. En fait, les éléments rapportés par les associations ou présentés dans les rapports récents, tout comme les quelques observations de terrain effectuées lors de notre précédente enquête auprès des sans-domiciles parisiens, mettent en évidence le caractère hétérogène de cette population. Avec une présence plus importante des filles que dans la population sans domicile plus âgée, ces jeunes connaissent des situations et des parcours très variés. On trouve ainsi le jeune fugueur à la recherche d'une solution à un conflit familial ; le jeune mineur d'origine étrangère (origine méditerranéenne) et de famille en général très démunie, restée au pays, se trouvant en France sans papier ; le jeune qui cesse d'être pris en charge par la DDASS à 18 ans et se retrouve sans emploi, sans famille et sans ressource ; le jeune toxicomane ; le jeune présentant un handicap mental léger ne nécessitant pas une prise en charge institutionnelle mais dont l'autonomie financière ne s'avère pas assurée ou assumée ; le jeune en provenance d'un pays de l'Est européen qui vient en France tenter sa chance, qui dispose souvent d'un diplôme professionnel obtenu dans son pays d'origine et dont la famille ne paraît pas en situation de grande pauvreté, etc.
Par ailleurs, la question des jeunes sans domicile ne peut être aisément séparée de celle du passage à l'âge adulte et de ses difficultés. Dans les cas les plus simples, le passage à l'âge adulte s'effectue selon plusieurs dimensions : une dimension professionnelle (de la sortie de l'école à l'installation dans un travail présentant une certaine stabilité) et une dimension familiale (de la décohabitation à la formation d'une nouvelle unité familiale). Cette deuxième dimension peut être distinguée d'une troisième, qui est la dimension résidentielle : du logement des parents au logement "ordinaire" personnel. Même dans des cas "simples", ce passage tel qu'il vient d'être décrit est en réalité assez complexe, et semble se complexifier de plus en plus : le passage du logement des parents au logement personnel se fait par toute une série d'allers-retours, sans qu'on puisse vraiment fixer une date précise, entre le domicile parental, celui d'amis et de conjoints, et divers logements collectifs. Le passage de l'unité familiale d'origine à celle créée passe par des cohabitations plus ou moins durables avec des conjoints successifs, des relations de couple alors qu'on habite encore chez ses parents etc. Le passage de l'école à la vie professionnelle est lui aussi étiré dans le temps, avec le chômage et les "petits boulots" qui se prolongent y compris pour les jeunes qualifiés, et les formations complémentaires qui rendent difficile l'établissement d'une date de "fin de formation initiale". Non seulement il n'y a pas coïncidence entre les différents calendriers mais toutes les combinaisons dans l'ordre relatif que prennent les différents calendriers sont possibles. Pour les jeunes ayant connu le plus de difficultés, la séparation d'avec les parents est souvent très précoce (décès, placement). Les foyers ou les familles d'accueil sont le lieu de vie le plus fréquent dès un âge assez jeune. L'âge de "décohabitation" est donc encore plus arbitraire. Au-delà des jeunes sans domicile au sens strict, nous enquêterons donc des jeunes, hébergés dans des structures collectives ne portant pas le label de "sans domicile" pour lesquels des "difficultés de passage à l'âge adulte" se présentent dans plusieurs des dimensions mentionnées. Soit :
- avoir terminé ses études mais ne pas avoir d'emploi stable (chômage, petits boulots) avec la difficulté de définir un emploi stable ;
- avoir rompu avec sa famille d'origine (ou ne pas pouvoir/souhaiter y retourner) avec la difficulté à définir une telle rupture ;
- ne pas avoir de logement "ordinaire" personnel, autonome etc., avec la difficulté de l'énorme champ que cela représente. C'est-à-dire, être logé chez quelqu'un d'autre, ou dans un squat, ou dans la "rue", ou dans diverses institutions que nous passerons en revue plus loin.
Nous nous placerons entre ces deux âges "politiques" que sont 16 ans (fin de la scolarité obligatoire en France, âge où l'émancipation est possible etc. ; par ailleurs cet âge semble correspondre à un pic dans la fréquence des fugues, d'après les travaux de Choquet et ceux d'Askevis) et 25 ans (âge d'accession au RMI). Nous restreignons notre enquête aux jeunes non accompagnés d'un parent, l'autre cas relevant davantage de l'étude des familles sans domicile. Du point de vue de l'espace et du temps, l'aire couverte est Paris et la première couronne durant la période des mois de février et mars 1998. Notre objectif initial est un échantillon de 500 personnes de 16 à 24 ans inclus.
L'objectif de cette recherche est de mieux connaître les conditions de vie de ces jeunes, leur état de santé, les difficultés d'accès aux soins qu'ils peuvent rencontrer, et les ruptures biographiques (séparation ou décès des parents, enfance en institution, prison, sortie précoce du système scolaire...) qui les ont conduits à cette situation. Une place importante sera faite à la santé (y compris la consommation de drogue et d'alcool, les grossesses, le SIDA...), à son éventuelle dégradation. L'échantillon est de type probabiliste impliquant donc le respect des règles de tirage aléatoire des lieux d'enquête et des personnes dans les lieux. Par ailleurs, afin d'associer méthodes quantitatives et qualitatives, nous sommes associés au laboratoire du CNRS "Cultures et Sociétés Urbaines" (CSU, directeur Gérard Mauger), qui réalise de son côté des entretiens approfondis. Cette étude est financée par l'INSERM et la CNAF. Outre l'étude des jeunes se situant à la lisière des groupes que notre base de sondage permet de joindre, les entretiens approfondis auront pour but de mieux saisir la complexité des trajectoires et des itinéraires identifiés par l'analyse des questionnaires, et permettront d'affiner notre compréhension des stratégies et comportements de ces jeunes qui sont aussi acteurs de leur propre histoire même si leurs choix se trouvent fortement contraints.