Résumé
La fécondité biologique ou la fertilité de l'espèce humaine est restée pendant longtemps du domaine de la fable et du préjugé. C'était que, contrairement à une opinion fort répandue, le biologue ne pouvait mesurer cette fertilité, même de façon approximative, parce qu'elle dépendait largement de lois du hasard, c'est-à-dire d'une disproportion considérable entre les causes et les effets, disproportion défiant les instruments les plus perfectionnés.
Si le laboratoire ne pouvait donner de réponse, c'était que celle-ci était du domaine de l'observation statistique. Avant l'orientation des recherches scientifiques en ce sens, on se bornait à citer des cas d'importante fécondité, telle femme ayant eu, par exemple 20 enfants. Ce chiffre extrême ne fixait qu'une limite supérieure, mais pas une moyenne, ni, à plus forte raison, une dispersion autour de cette moyenne. On n'avait, de même, qu'une idée assez vague de l'intervalle minimal entre deux naissances et de l'intervalle moyen, en l'absence de contraception.
Un peu avant le début des années 50, des recherches avaient commencé à être réalisées par voie statistique sur ce sujet, surtout en France et aux États-Unis. C'est dans ce contexte que M. Paul Vincent avait décidé d'entreprendre une grande enquête sur les familles nombreuses, voire très nombreuses.
A cette époque, la restriction des naissances était si répandue et si invétérée en France que les grandes familles y étaient devenues, depuis longtemps, une rareté. Vers la fin de la période de procréation, il n'y avait qu'une femme mariée sur cent qui était mère d'au moins 9 enfants vivants. Le cas était donc assez exceptionnel pour constituer, à proprement parler, une "anomalie". Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il était donc possible de demander à l'étude de familles aussi "anormales" d'apporter un éclairage sur la fécondité biologique. Car il ne s'agissait pas en l'occurrence d'une anomalie physiologique, mais d'une anomalie de comportement (par rapport à celui des couples français en général). Bien plus, c'était la dimension exceptionnelle de ces familles qui constituait une garantie de leur comportement "naturel". Pour appréhender la fécondité naturelle, il fallait donc s'efforcer d'observer des familles suffisamment nombreuses.
Pour ce faire, les choix dont disposait Paul Vincent étaient restreints. A cette époque, deux grandes sources pouvaient être utilisée pour rassembler à peu de frais une documentation étendue sur les familles nombreuses : d'une part les dossiers constitués au Ministère de la Santé publique et de la Population, en vue de l'attribution de diverses récompenses officielles dévolues aux familles nombreuses (médailles), d'autre part les dossiers de candidature aux prix décernés par l'Académie française, au titre des fondations Cognacq-Jay.
Le choix s'était porté sur ces derniers, car mieux appropriés aux objectifs de l'enquête.
Au lendemain de la guerre de 1914-1918, M. Cognacq-Jay instituait une fondation au profit de ménages français comportant le père et la mère vivants, et au moins neuf enfants légitimes, vivants et du même lit. Les prix, attribués chaque année, à raison d'une dotation par département en principe, devaient être décernés de préférence aux familles à la fois les plus nombreuses, les plus jeunes et les plus méritantes, avec comme condition que les parents devaient être tous les deux âgés de moins de 45 ans au 31 décembre de l'année précédant le concours.
Vers 1922, une seconde fondation Cognacq-Jay était instaurée, au bénéfice de jeunes ménages français comportant le père et la mère, vivants et âgés de moins de 35 ans au 31 décembre de l'année précédant le concours, et au moins cinq enfants légitimes, vivants et du même lit. De même que pour la première fondation, les prix devaient être décernés de préférence aux familles à la fois les plus nombreuses et les plus méritantes, sans répartition par département.
L'enquête a porté sur l'analyse systématique des familles nombreuses qui avaient été candidates aux prix de la première fondation Cognacq-Jay. Il avait été choisi de dépouiller uniquement les dossiers de la 1ère fondation, mais dans leur totalité soit environ 15000.
Les résultats escomptés pouvaient se ranger sous trois grandes rubriques : constitution des familles très nombreuses, fécondité dans les familles très nombreuses et succession des sexes.
Dans le cadre de la constitution des familles très nombreuses, les principaux points à étudier étaient les suivants ; d'abord, la façon dont les familles considérées s'étaient formées : distance entre lieux de naissance des époux, origine urbaine ou rurale de ceux-ci, différence d'âge entre les époux, nombre de naissances et de conceptions prénuptiales. Puis les conditions dans lesquelles elles s'étaient développées : caractère urbain ou rural du lieu de résidence, distances entre ce lieu et les lieux de naissances des époux (stabilité), profession du chef de famille, nombre d'enfants nés, décédés, survivants, localisation géographiques de la famille.
L'étude la fécondité dans les familles très nombreuses comprenait celle de la fécondité illégitime (naissances et conceptions prénuptiales) en fonction de l'âge de la mère, celle de la fécondité légitime (conceptions postnuptiales) en fonction de l'âge de la mère et de la durée du mariage, celle de l'intervalle entre le mariage et la première naissance et des divers intervalles intergénésiques (intervalles entre naissances légitimes successives) en fonction des mêmes caractères, et enfin celle de la gémellité suivant l'âge de la mère.
Quant à la succession des sexes, elle soulevait un certain nombre de problèmes sur lesquels le matériel rassemblé paraissait susceptible d'apporter quelques éclaircissements, notamment : masculinité des naissances simples et des naissances multiples dans les mêmes familles en fonction de l'âge de la mère, incidence éventuelle de la différence d'âge entre époux, etc. Existait-il, chez certains couples, une propension à procréer des enfants d'un sexe donné plutôt que des enfants de l'autre sexe, propension permanente ou réversible au cours de la période de fécondité ? Y a-t-il une liaison entre les sexes des enfants successifs (incidence éventuelle de l'intervalle intergénésique) ?